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Le temps est gris, froid, un rien maussade mais mon jeune âge n’en tient guère compte. Mon père vient de nous convier à le rejoindre dans le canapé du salon, mon excitation est donc à son comble, il est rare de pouvoir ainsi profiter de Papa. Je dis nous, cela concerne ma sœur et moi. Nous sommes réveillés depuis un moment et nous occupons afin d’éviter toutes réprimandes un Dimanche matin. En effet, je me suis souvent vu fermer le claquet car j’avais eu le malheur de réveiller toute la maisonnée. J’use donc les pages pour la nième fois de « Jojo Lapin fait des farces » tandis que Loza, ma sœur, écrit sa première lettre d’amour à un jeune homme boutonneux qui ne me plait pas du tout, non parce qu’il est boutonneux mais parce qu’il est con. Je ne cesse de le répéter à Loza mais elle m’envoie paitre en me traitant de gringalet imberbe. Sait-elle au moins ce que cela veut dire ? Parce que moi, non. Papa fait donc son irruption dans notre chambre, je crie de joie pendant qu’il m’embrasse. Pourtant, lui n’a pas l’air très heureux de me voir, de nous voir. Ses yeux expriment une tristesse déprimante, sa peau paraît sale, ses pieds trainent comme des savates sur un ponton, sa barbe pique et il sent mauvais de la bouche. Je stoppe alors mon crie et demande : « ça va Papa ? ». « Venez les enfants, allons au salon, il faut que je vous parle ». Sa voix est pire que la mélancolie exprimée par ses yeux, il arbore comme dit Renaud un sourire de clown, un sanglot lourd au goût pâteux germe dans le fond de ma gorge. Je le ravale aussitôt. Je regarde ma sœur qui lève les épaules en signe d’ignorance et d’un hochement de tête m’ordonne de suivre le pas trainard de notre père.

Ma sœur et moi nous entendons très bien sauf quand elle me traite de mot que je ne comprends pas ou qu’elle joue à la grande alors qu’elle n’a que quatre ans de plus que moi. J’ai beau lui dire que les garçons sont plus avancés que les filles, elle rigole bêtement et prends un malin plaisir à tenter de me ridiculiser devant ses copines… Et souvent ça fonctionne … Dans ce genre de cas, une grosse envie m’agresse l’estomac et je me retrouve rapidement assis face à une porte fermée à clé, le pantalon retroussé sur le bas de mes jambes. Là, les heures s’écoulent, et ma chaleur rougeoyante se dissipe; une des raisons pour lesquelles j’ai un double de Jojo lapin dans cette salle exigüe, il me permet de passer le temps. Ce matin là, je ne ressens pas l’appel du ventre mais plutôt de la curiosité qui me serre la gorge.

Notre Père travaille beaucoup et même un Dimanche matin, nous trouvons incroyable qu’il soit parmi nous, et plus encore qu’il veuille nous parler en privée de si bonne heure. J’ai beau essayer de me souvenir, je n’ai pas été réprimandé à l’école cette semaine. Je n’ai pas fait de bêtise majeure à la maison. J’ai manqué de peu de mettre le feu à ma chambre mais personne ne s’en ai aperçu et la moquette cramée est bien dissimulée sous la collection de Boule et Bill léguée par ma sœur. Je ne pourrai pas la laisser éternellement par terre ainsi mais quand j’ai quitté la chambre ce matin, elle était toujours en place. Je me détends donc et savoure d’avance le fait de m’allonger dans le canapé en compagnie de ma sœur et mon Père. Le canapé est en position lit, ce qui laisse supposer que Papa a dormi là. Maman sent mauvais ou quoi ! Nous nous allongeons et notre père nous prend dans ces bras. Je souhaite que nous allions chercher Layo, mon petit frère de deux ans mais Papa dit qu’il dort encore, qu’il en a besoin, et qu’il souhaite nous parler à tous les deux.

Il est déjà arrivé que l’on ait un conseil de famille de ce genre. Papa et Maman avait une annonce à nous faire. Nous devions deviner. Un soir à table, le dessert venait d’être servi et les deux avaient un sourire un peu niais collé sur le visage en écoutant nos aberrations à essayer de savoir ce qu’ils nous cachaient. Non sans fierté, c’est moi qui aie trouvé. Comme quoi, les garçons sont plus avancés que les filles, je ne l’invente pas. Nous allions avoir un petit frère ! Je fus félicité de ma perspicacité, nous eûmes droit à une goute de liquide pétillant pas bon du tout puis une fois au lit, nous avons discuté des heures avec ma sœur pour analyser cette nouvelle étonnante. A l’époque, on habitait un appartement et partagions la même chambre avec Loza, un lit superposé, ma sœur en haut et moi en bas. C’était assez dangereux. Je ne sais pas si Papa l’avait construit de ses mains, peut-être de ses pieds car je me suis retrouvé à maintes reprises écrasé par les lattes, le matelas et Loza dessus alors que je lui donnais des coups de pieds pour l’empêcher de dormir. Comme quoi, parfois, la vie nous punit d’elle-même.

Tout excité mais également un rien angoissé, je lance donc : « On va avoir un frère ou une sœur ! ». Loza prend un ton condescendant et me lance : « N’importe quoi toi ! Layo est encore tout bébé et on aurait vu le ventre de Maman s’arrondir. Aucune jugeote petit frère. J’ai pas raison Papa ? » « Si, si tu as raison Loza, ce n’est pas la raison pour laquelle je vous ai fais descendre » nous dit-il, toujours avec ce sourire forcé mais tendre. Je comprends alors que Papa est perdu dans un monde auquel nous n’avons pas accès et les mots ont du mal à trouver leur chemin jusqu’à ses cordes vocales. Je me blottis contre lui, un peu vexé, je pensais faire sensation une deuxième fois, c’est raté, je suis ridicule. Nous restons un moment ainsi, trop intimidé pour prononcer d’autres phrases stupides. Je regarde dehors, le jour pointe doucement dans la grisaille, la neige recouvre la pelouse et fait plier les branches des arbres, le soleil ne sera pas de la partie aujourd’hui. Je peux sentir la vague odeur douce du bois encore crépitant dans la cheminée, on écoutera du classique, on lira des livres et surtout nous ferons nos devoirs car c’est, selon Papa, la chose la plus importante dans la vie d’un homme, travailler ! La vie d’une femme, c’est différent, normalement, si tout se passe comme prévu, elle aura un homme qui s’occupera d’elle et travaillera pour elle. Elle sera ce qu’ils appellent Mère au foyer. Moi je veux être Père au foyer mais sans enfants, quand je vois toutes les conneries que je fais et comment Papa s’énerve après moi, ça ne me donne pas tellement envie. Et si mon fils met le feu à la maison, je ne saurai vraiment pas quoi faire. Cependant,  j’ai plutôt de bonnes notes à l’école bien que je déteste ça. Tout ce qui me plait, c’est de jouer. Je m’aventure fréquemment dans des décors intérieurs dont je suis le seul maître et que je n’ai pas l’intention de partager.

C’est Loza qui finalement prend la parole. Elle s’est redressée et regarde Papa : « Tu as les yeux mouillé Papa. Tu as du chagrin ? »

Je ne peux pas oublier la voix de mon Père à ce moment. Elle est légèrement chevrotante, pincée et hésitante. Elle résonne encore en moi comme un tremblement de terre de 47 sur l’échelle de Richter. Ce dernier n’avait pas prévu cette annonce en arrêtant son décompte à 10. La France n’en a absolument pas souffert et c’est pourtant le plus gros désastre naturel que la terre ait enduré. Un monde entier se volatilise ce jour-là, part en fumée, s’évapore dans des limbes sombres et étriquées sans issues de secours, sans échappatoire et sans revendication possible.

« Votre mère s’est endormie pour toujours. » a-t-il dit. Puis il s’est tu, nous laissant digérer l’information tant bien que mal.

Que je comprenne, « elle s’est endormie », pas de soucis majeur, je le fais tous les jours même si ça ne me plaît pas. « Pour toujours », toujours, c’est combien de temps ? Toujours, c’est comme tous les jours, peut-être ne se lèvera-t-elle que la nuit ? Toujours, on l’emploi souvent ce mot et pourtant, on ne s’y tient pas vraiment, va-t-elle s’y tenir ? J’ai la gorge sèche tout d’un coup, alors que mes yeux se noient dans un liquide chaud qui me brûle les joues en coulant. Je risque de mettre le feu au drap ! La nouvelle fait son chemin, elle vient me détruire de l’intérieur, exploser les maigres fondations déjà en place, anéantir la « normalité » d’une vie. A défaut de pouvoir sortir un son,  je pense à Layo, à Loza, à mon Papa, et au vide démesuré qui vient de se créer dans mon petit corps, c’est peut-être ce à quoi ressemble la substance dans laquelle l’univers évolue, un vide, un vide indescriptible, angoissant et sauvage. Comment est-ce possible ? Après le sommeil, on ouvre les yeux et Papa est en train de nous dire que Maman ne sait plus ouvrir les yeux ? « Elle souffrait terriblement vous savez les enfants, c’est bien ainsi, elle ne souffre plus et elle est au plus profond de chacun de vos cœur, elle est présente en toi Loza, elle est présente en toi mon bonhomme, elle est présente en Layo et je peux la sentir dans mon cœur, elle nous soutient, nous regarde et nous garde. Elle souhaite que la vie continue, que les sourires envahissent nos visages et nos sentiments. Je vous aime plus que tout au monde mes enfants, et sachez que je suis là pour vous. » Il vient de m’achever. C’est plutôt gentil ce qu’il vient de dire mais je ne suis pas sûr d’avoir envie de bien comprendre les évènements. Son discours est trop explicite et raye une série de questions qui me trottent dans la tête et me rassurent tant que je n’ai pas de réponse. C’est agréable d’être dans l’incertitude, je ne veux en tout cas pas de cette certitude là. Enfin elle existe et en effet, l’heure continue de tourner, le jour continue de se lever, nous continuons à sangloter et Layo commence à rouspéter. Papa trouve une force venue d’on ne sait où pour aller s’occuper de mon petit frère. Ma sœur et moi restons silencieux, allongés, perdus, abandonnés avec la conviction naissante que le Bon Dieu n’a rien de bon et que la vie n’est pas aussi rose et joyeuse que ce que Maman a bien voulu nous apprendre.

Ce jour-là représente donc ma vraie entrée dans le monde absurde dans lequel on évolue. Il est comme une grande porte que l’on est forcé de franchir. Une porte couverte de dessins mystiques et inquiétants, de dessins noirs, une porte dont on ne vous donne jamais la clé ni la localisation mais qui peut s’ouvrir à l’improviste, partout, en permanence. Une fois ouverte, elle vous aspire, vous secoue, vous jette et vous reprends et absorbe vos cris comme l’eau englouti un caillou, un simple remoud visible uniquement de vos proches et encore s’ils ont les yeux sur vous à ce moment. Un moment éphémère, impalpable qui vous marque les entrailles au fer rouge.

Alors il est certains que la vie continue mais elle n’a plus le même goût, plus la même intensité, plus le même plaisir et elle est tellement dénuée de sens …

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