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La rivière en contrebas polie les pierres inlassablement, imperturbable. Le fracas de l’eau se faufilant parmi la roche résonne dans les tympans de Ronan. Il hésite, et bientôt, un large sourire lui illumine le visage, il lève les yeux et se dit : « C’est la première fois ! ».

 

1.      Conscience

Un matin pluvieux, l’atmosphère est humide et triste. Des gouttes ruissellent le long de l’unique vitre du modeste appartement de Ronan. La vue totalement bouchée n’est qu’un amas de bruines grisonnantes. La pièce baigne dans une fumée opaque qui a depuis longtemps imprégnée les rideaux, la moquette, les vêtements, donnant une teinte marron et sale à l’ensemble.

La bouche pâteuse, les yeux fiévreux et gonflés, le dos endoloris, Ronan s’empare de la cigarette du réveil, l’allume, inhale une grosse bouffée qui lui brule la gorge de plaisir  en envahissant ses poumons et se traîne à la fenêtre. Il s’y appuie, jambes croisées et regard égaré, il tente de déchiffrer l’opacité de ses pensées.

« C’est la première fois » se dit-il.

Sa vie n’est qu’une succession morose de journée sans joie, et force est de constater que de nombreuses années se sont ainsi écoulées. Il a perdu le fil. Quand sa femme est-elle partie ? Quand ses enfants ont-ils cessé de se manifester ? Probablement un hiver, la neige avait dû l’isoler, anéantissant ainsi l’habitude qu’ils avaient de lui rendre visite sans conviction, sans amour, par simple respect pour ce que l’on nomme le Père dans notre société.

Ronan s’était installé, comme la quasi-totalité de ses habitants, dans cette petite ville perdue,  par nécessité. A la recherche d’un emploi, il avait été séduit par la création de cette usine qui avait donné naissance au village. Avant celle-ci, le lieu n’était que de vastes terrains vagues sans culture ni charme. Quelques arbres frêles se dressaient et le sol étaient couvert de cette roche étrange qui fît la fortune de Brianard. Cet homme envahie alors les pensées de Ronan. Il avait, par hasard, découvert une substance dans la roche possédant des vertus remarquables et créa un empire qu’il nomma « Rocklife ». Brianard ne s’est jamais marié. Certains disent qu’il est trop occupé, son entreprise lui réclamant la quasi-totalité de son temps éveillé. D’autres dont Ronan, par jalousie ou sournoiserie, laissent entendre qu’il est amoureux de l’argent, des femmes faciles, du luxueux, qu’une vie de famille lui demanderait trop de sacrifices. Il est cependant très respectueux envers ses employés et aucun n’a jamais eu recours au prudhomme pour régler une affaire. Il aime l’amiable et fuit le désagrément de se mettre à dos qui que ce soit.

Au fil du temps, Brianard racheta de gigantesques parcelles de terres et y édifia son royaume. Différentes usines à traiter la roche virent le jour puis le village émergea, et se transforma en une petite ville vivant en autarcie dans une région désolée, funèbre et isolée.

La substance est de nos jours largement répandue dans les produits d’entretien, les produits de beautés mais est également la matière première de nouvelles briques dîtes « écologique ». Elle est fréquemment comparée à la céramique, et une gamme d’ustensiles de cuisine luxueux, disponible dans tous les bons magasins du pays, se vend à prix d’or.

A son arrivée, Ronan débordait d’ambitions. Il avait tout misé sur la nouvelle société avant-gardiste qui se créait. Il pensait gravir les échelons, goûter à la gloire, mais déchanta rapidement. Le bar de la place du marché l’accueilli plus souvent que sa propre maison. Son cerveau prit des allures d’aquarium non entretenu. Il délaissa sa femme et ses deux fils et en oublia jusqu’au peu de responsabilité dont il était pourvu. Sa femme lui offrit quelques chances. Elle tenta a maintes reprises de le raisonner, de le remettre sur le droit chemin mais la pente avait gelé ne lui laissant plus d’autre choix que de glisser vers le fond.

De grossières erreurs, probablement dues à ses fréquents états d’ébriété avancée, le conduisirent au licenciement. Brianard lui signa un chèque conséquent afin d’éviter toute réclamation. Ronan crut à un coup du destin, en fut satisfait, avec des velléités de reprendre sa vie en main. Le bar était malheureusement proche de son domicile et gagna beaucoup d’argent grâce à Ronan. La famille ne supporta pas et déserta. Un petit papier volant par terre dans l’entrée lui hurla : « Adieu, un jour, peut-être, tu comprendras ». Seuls ses fils étaient venus à intervalles irréguliers, et sa femme ne voulait rien entendre. Il aurait voulu la retrouver mais par manque de niaque, d’envie, de motivation ou de force, il avait finalement capitulé et abandonné la vie. Il glissait toujours, se laissait porter par un fleuve dont il ignorait les sinuosités autant que la destination. Il subissait chaque jour en s’abreuvant, outre de boissons, d’émissions toutes plus stupides les unes que les autres.

Et, en ce matin pluvieux, c’est la première fois qu’il prend conscience d’une mort certaine, la première fois qu’il peut s’imaginer sans vie, inerte dans son appartement miteux, dans ce village factice, le cadavre puant l’alcool et l’urine. Il en a des hauts le cœur. Son état de santé s’empire chaque jour et la morosité alentour lui donne un avant goût de ce à quoi pourra ressembler son enfer. Une sorte de lucidité se répand dans ses tripes en lui affirmant qu’il ne mérite aucun paradis. Et c’est la première fois également que des notions d’enfer ou de paradis lui traversent l’esprit. Des frissons l’ébranlent, la chaire de poule lui couvre le corps,  une goutte de sueur perle de son front, et les visages de sa femme et ses fils apparaissent dans les nappes de brouillard devant sa fenêtre.

La journée s’écoule, semblable à la veille, au mois dernier. Ses pensées envient Brianard et sa réussite. Parfois quelques larmes s’échappent de ses yeux rougeâtres, lorsque des images du passé en famille lui tiraillent le cœur.

C’est la première fois qu’il est persuadé que sa vie n’est pas éternelle, que sa situation actuelle n’est que gâchis et tristesse. Il décide de se rendre dans la ville voisine. Il compte noyer et inhiber son mal-être dans une boîte de nuit digne de ce nom et fréquenter une population autre que celle sans ambition grouillant dans la cité de « Rocklife ».

Il occupe alors la fin de journée à se pouponner. Il se rase, se coupe les cheveux et les ongles, élimine les poils du nez et des oreilles lui donnant des allures d’homme de Cro-Magnon. Il déniche un costume qu’il prend soin de nettoyer, le repasse laborieusement. Il cire ses plus belles chaussures, se parfume, et lorsqu’il se présente au miroir, ce dernier lui affirme qu’il est le plus beau et qu’il pourrait sans aucun doute être le patron de « Rocklife ». Il a du style et peut aisément prétendre être ce qu’il n’est pas. Il s’assoit alors face à la fenêtre, et espère en vain la sonnerie du téléphone. Il veut entendre ses fils ou sa femme. Accoutré de la sorte, il éprouve une confiance à laquelle il n’a plus gouté depuis des années. Il éprouve le sentiment qu’il peut se représenter à sa famille, qu’ils seront fiers de lui. Mais la  sombre pièce reste silencieuse et lui noircit sèchement ses espoirs. Munis d’une somme d’argent à la hauteur de son accoutrement, il claque la porte et part pour une nuit qu’il veut qualifier de mémorable.

 

2.      Elévation

La route est jonchée de panneaux publicitaires vantant les mérites de la pierre miracle. Un goût de rage se répand dans la bouche de Ronan. Une jalousie extrême envers Brianard se développe et l’angoisse d’avoir voué sa vie à un homme qu’il ne respecte pas lui noue l’estomac. Il prend sur lui, il ne veut pas saccager la nuit. Il allume la radio et accompagne à tue-tête Noir Désir dans sa fabuleuse interprétation de « Lost ».

En ville, il s’offre le meilleur restaurant, et malgré les couverts de chez Rocklife, il éprouve une joie non dissimulée à se nourrir ainsi. Il assèche deux bouteilles de Bourgogne médaillées et une quantité de digestifs dont une part est généreusement offerte par la maison. C’est la première fois qu’un établissement lui offre quoi que ce soit et plutôt que de se réjouir, une rage envers Brianard se manifeste. Il est nécessaire d’être riche et hautain afin que certains humains vous traitent cordialement. Il ne laisse cependant pas l’animosité le gagner, règle la facture, remercie en souriant et s’engouffre dans la boîte « Pierres ‘N Rock » pour parfaire son ascension vers des mondes meilleurs.

Dès son arrivée, une femme attire son attention. Une grande femme au sourire charmeur qui ne le quitte pas des yeux. Ils se rapprochent, échangent quelques mots, le lien passe, ils partagent un verre puis s’isolent tous les deux autour d’une bouteille de vodka. Katy est maquilleuse professionnelle et rêve de percer dans le monde du cinéma. Des rêves d’Hollywood et de stars américaines lui embrument le cerveau. Katy est un nom d’emprunt, un nom de scène comme elle aime à le dire. Son prénom de naissance, Gertrude, lui empêche, selon elle, d’accéder au monde qu’elle convoite. Les américains ne pourront pas le prononcer et les français arborent généralement un sourire dérangeant et moqueur en lui demandant où elle a garé son tracteur.

Les paroles de Ronan sont plus rapides que ses pensées et sans préméditations, il s’invente une vie. Il prétend être le cousin de Brianard promis à sa succession très prochainement. D’où lui est venue l’idée est le cadet de ses soucis. Pour éviter de s’emmêler les pinceaux, il affirme que l’information relève du plus haut secret et qu’il n’est donc pas en mesure de s’étendre sur le sujet. Mais devant les yeux émerveillés de Katy, il ne peut s’empêcher de continuer et raconte qu’il vit actuellement dans l’ombre de son prédécesseur, qu’il apprend les ficelles du métier, et que le jour venu, il sera nommé à la tête du groupe.

C’est la première fois qu’une idée sensationnelle se dessine aussi clairement et lui procure un élan d’assurance, de ruse et de joie de vivre.

Il parle alors d’une expérience évoquée avec son cousin. Ils ont imaginé que Ronan le remplace à l’insu de tout un chacun durant une période déterminée, afin d’évaluer ses aptitudes et le préparer à sa nomination future. Ronan suggère alors à la légère qu’il pourrait avoir besoin de Katy. Cette dernière buvant littéralement ses paroles voit immédiatement en lui un moyen de rencontrer la haute société et accéder à son rêve. Elle répond oui avant même qu’il ait exposé l’aide nécessaire. Les murs ayant des oreilles, Ronan lui propose de lui exposer la mission dans un hôtel proche. Aussitôt entré, il verrouille la porte et seuls quelques insectes et autres animaux nocturnes surent avec précision ce qui se trama cette nuit là. Toujours est-il que dans un sommeil coloré, le plan abracadabrant se précisa dans les cases imbibées de sa cervelle.

Ils se rencontrèrent ensuite à maintes reprises. La mission prenait forme. Katy démontrait une motivation grandissante non seulement pour la mission mais également pour Ronan. Celui-ci insista pour que leur relation reste strictement professionnelle. « La soirée ne représente qu’une parenthèse à garder secrète également » finit-il par lui dire. Ronan échafaude son idée dans le seul but de reconquérir l’amour de sa femme et le respect de ses fils. S’il doit mourir prochainement, il doit redorer son image, il doit rendre sa famille fière de lui.

L’excitation de Katy est à son comble. Tout son temps libre est dédié à la préparation de la mission. Son sentiment de travailler pour les services secrets lui donne des ailes. Elle aime les rendez-vous discrets avec Ronan durant lesquels ils abordent les détails de l’opération. Ronan a fourni des photos de Brianard à partir desquelles elle s’entraine sans relâche. Des dizaines de visages du patron de « Rocklife » occupent maintenant son appartement. Chaque jour, avec une détermination peu commune, elle maquille, modélise, transforme des visages de mannequin en portrait de Brianard. L’évolution est captivante et les réalisations deviennent stupéfiantes de réalisme.

Ronan insiste également sur le caractère top secret de l’affaire. Si quelques informations filtrent, la mission peut capoter. «  Oh ! Ronan, je suis tellement excitée ! Je me demande souvent pourquoi tout est si secret. J’ai hâte que l’on parle de moi. Tu sais que je veux rencontrer des stars, tu me feras de la pub hein ? » Lui demanda-t-elle un jour. « Bien entendu Katy. En ce qui te concerne, c’est le but de l’opération, une des raisons pour laquelle je t’ai choisie. Tu sais à quel point je souhaite ta réussite ! » Répondit-il nonchalant. «  Oh je sais Ronan, je suis si heureuse, je donne le meilleur de moi-même ! »

Brianard s’absente généralement trois jours par semaine du Samedi au Lundi inclus. Le mardi matin semble propice à l’envolée de Ronan aux commandes de Rocklife. Katy estime avoir besoin de trois heures pour opérer la transformation du nouveau patron. Le mardi 23 septembre sera le grand jour et quatre heures du matin le rendez-vous pour la chirurgie.

Ronan rédige un courrier à l’attention de sa femme. Il lui demande de se tenir prête. Bientôt, il la contactera et lui prouvera qu’il n’est pas qu’un bon à rien – j’m’en foutiste. Un changement radical dans sa vie est sur le point d’éclore.

3.      Chute

Un crachin frivole danse dans les phares du véhicule de Ronan et vient s’éparpiller en micro gouttes sur le pare-brise. Un halo lumineux et mystérieux précède la voiture en direction de l’appartement de Katy. Le cœur de Ronan reproduit un rythme de drums and base tonique. Il a les mains moites et tremblantes et ne cesse de se répéter à haute voix le programme de la journée. Certains détails lui semblent futiles, d’autres manquent. Le film repasse en boucle devant ses yeux, avec des ralentis, des accélérations. Lorsqu’il se gare devant l’immeuble de Katy, il se concentre et reprends confiance. De profondes respirations lui gonflent les poumons et il monte d’un pas décidé pour affronter la dernière ligne droite.

Les griffures qu’il a au visage, dans le cou et sur les mains effraient Katy. Il la rassure. Il est tombé dans les ronces lors de sa course à pied du Dimanche soir. Il aurait en effet du la prévenir mais était trop afféré sur l’organisation de la semaine avec Brianard. Rien ne sert de se lamenter, aussi Ronan prend place et Katy Opère.

Le futur président remonte dans la Porsche, il est 8h30, il est méconnaissable. Les panneaux publicitaires affichent désormais sont visage. Chaque coup d’œil dans le rétroviseur lui serre l’estomac. Des mois qu’il ère entre télévision et bar, le voilà maintenant au volant d’une voiture de luxe en direction d’un poste à haute responsabilité. Il sera probablement écrasé de questions dès son arrivée, et tente d’apprivoiser sa nouvelle personnalité, anxieux de ne pas être à la hauteur. Parfois nous entreprenons sans réelle notion des conséquences. Il craint de bégayer, de prononcer des aberrations. Que connaît-il à la gestion d’une entreprise ? Il pourra toujours fermer sa porte et prétexter une masse de travail importante, mais pour combien de temps ? Il hésite à tout plaquer, disparaître. Mais des images de sa femme, de ses fils le rappellent à l’ordre.

Il est soudain pris d’angoisse. « La voix ! La voix ! Pourquoi n’y ai-je pas pensé ? » Souffle-t-il avec détresse. « Une extinction de voix fera l’affaire. » murmure-t-il sans conviction. Ses idées fusent, aucune n’est claire. Ses mains glissent sur le volant, sa chemise est déjà trempée de sueur, sa cravate l’étouffe et ses pieds sont douloureux. Le véhicule prend place devant le petit panneau « Mr Brianard ». Il reste un moment assis. Il observe les allées et venues des employés, un téléphone collé à l’oreille pour la prestance. Il répond à quelques signes de main. Les premiers contacts sont établis. Une nouvelle profonde inspiration lui remplie les poumons de courage. Il s’élance dans le hall mimant l’homme pressé mais décontracté, l’homme important, l’homme de la situation.

Le hall entier salue Mr Brianard tandis que lui se contente de sourire en hochant de la tête. Il évite les regards. Il fait signe qu’il n’a plus de voix, passe en coup de vent devant Solène, sa secrétaire et s’enferme dans le bureau.

Assis, il tente de retrouver son calme, de maitriser son souffle, de ralentir son pouls et s’empresse de griffonner sur un papier : « Solène Bonjour, j’ai une extinction de voix, veillez SVP à ce que l’on ne me dérange pas. Pouvez-vous d’autre part m’imprimer la liste des rendez-vous de la semaine et annuler ceux d’aujourd’hui. Je vous informerai en cas d’annulation des suivants. Merci. MB. »

En addition de la liste de rendez-vous arrive quelques feuillets regroupant des questions urgentes à traiter. Certaines décisions sont attendues concernant des licenciements, des achats d’une forte valeur, des accords à établir pour une distribution à l’étranger. Ronan s’amuse à parcourir ses pages, à inventer des réponses, savourant le bonheur d’être à la tête du groupe incognito.

Confortablement installé, éprouvant un renouveau de confiance, il prend le téléphone et compose le numéro de sa femme. Le cœur battant, son sang circule dans ses veines au rythme saccadé des sonneries. :

-Allo !

-Françoise, c’est moi Ronan, tu as une minute ?

-J’ai reçu ton courrier. Quelle est cette nouvelle extraordinaire ?

-Tu es assise ? Je suis à la tête de Rocklife. Une expérience que l’on a organisée avec Brianard. Je le remplace pour la semaine et si tout se passe bien, je serai nommé vice-président !

-Quoi !? Qu’est-ce-que tu racontes ? Tu t’es mis aux drogues dures, au LSD ?

-Non, non, c’est une expérience top secret. Seul lui et moi sommes au courant et j’ai été maquillé à son image.

-…

-Rappelle et demande Brianard, tu verras.

-Je rappelle, pourvu que ce ne soit pas encore un de tes mensonges …

Le message d’un coup de fil urgent est rapidement transmis à Solène.

Le quart d’heure d’échange avec Françoise est un pur moment de bonheur. Bien qu’elle ait du mal à comprendre, une certaine fierté l’envahie. Ronan vogue sur un nuage douillet, un nuage qu’il n’avait jamais chevauché auparavant. Il répond ensuite à chacune des questions des feuillets avec une assurance décuplée. Il ne prend pas le temps de déjeuner, s’évitant ainsi tout contact désagréable. La journée s’écoule rapidement. L’entreprise se vide. Et lorsqu’un calme olympien est maître des lieux, il se décide à quitter son bureau. Il s’empare du trousseau de clés, descend dans les sous-sols et ouvre un gros coffre contenant quantité de liquide en différentes devises. Il leur adresse un sourire sincère et remplie un sac de voyage, un sac lourd qui le fait frémir de plaisir. Le plan fonctionne à merveille. Les doutes ont déserté, il se sent revivre.

Il a promis à Katy un bilan du déroulement de la journée ainsi qu’un retour sur la crédibilité du maquillage. Elle devra chaque matin de la semaine, transformer Ronan en Brianard. Une dernière visite est nécessaire avant de la retrouver. Le ronronnement de la Porsche lui donne du baume au cœur. Il démarre en trombe. Brianard doit se morfondre de ne voir personne tout seul dans le noir.

4.      Envol

La pluie s’abat en longues cordes épaisses sur le trottoir devant l’immeuble. L’allégresse de Ronan s’est dissipée, une forme d’angoisse lui noue les tripes. Il dissimule le pactole sous une veste à l’arrière de la voiture et sort. La tête enfoncée dans les épaules il court vers le hall. Un morceau de ficelle tâchée de sang jonche le carrelage de l’immeuble. L’angoisse cède à la panique. Il descend les marches quatre à quatre et arrivé devant la porte de la cave, il s’effondre. Elle est ouverte et Brianard s’est volatilisé. Quelques gouttes de sang colorent le sol poussiéreux, la chaise est vide, le cordage inerte et pendant le nargue du haut de l’assise.

Ronan n’avait pas envisagé cette possibilité désastreuse. Ses tempes tambourinent violemment, il ne peut réfléchir clairement. Depuis combien de temps est-il parvenu à fuir ? Un sablier infernal a été retourné, il doit disparaître à jamais. La prise de conscience de son échec lui déchire le cerveau, des larmes glacées s’échappent de ses yeux. Il est perdu. Un bruit de porte dans le hall l’arrache de sa torpeur. Il s’immobilise et écoute, l’oreille tendue et les muscles tétanisés. Des pas gravissent les marches jusqu’au deuxième étage et frappe à une porte. Katy ! Ce doit être Katy ! Katy qui vient aux nouvelles, Katy pleine d’espoir, innocente et naïve qui attend les commentaires de Ronan sur cette journée aberrante. Elle veut écouter le récit de la mission, entendre que son maquillage est une merveille de réussite, connaître les moindres détails du déroulement du plan. A pas feutré, Ronan se glisse à l’extérieur, démarre la voiture et s’enfonce dans la nuit. Des sirènes commencent à retentir, des gyrophares tranchent l’opacité humide de l’atmosphère. Katy fait demi-tour tandis que la Porsche passe à vive allure devant le panneau : « Merci de votre visite au village Rocklife, Bonne Route ». Ronan lève le majeur et écrase l’accélérateur.

La maquilleuse déchue tombe nez à nez avec Brianard entouré de quantité d’hommes bleus brillant dans les flashs des véhicules. Elle comprend aussitôt et arbore un air dégagé mais se voit alpaguée par les forces de l’ordre qui la harcèlent de questions. Elle maudit Ronan, maudit cette soirée stupide qui l’a menée dans un hôtel miteux à écouter les élucubrations d’un homme perdu ne sachant même pas s’occuper correctement d’une femme. Comment a-t-elle pu être si ingénue ? Sa vengeance consistera en un rapport méticuleux, couvrant chaque détail de son aventure navrante.

Ronan peste, hurle, frappe le volant, pleure, et ris de nervosité en parcourant les quelques deux cents cinquante kilomètres le menant chez Françoise. Il immobilise le véhicule proche de sa maison. Le temps lui est compté. Il écrit rapidement sur une enveloppe : « Je t’aime, je t’ai toujours aimé, ne lis pas les journaux, oublies ce que tu entends à mon sujet, dis à nos fils que je suis fier d’eux, vous êtes ma vie ! Ronan » Il prend le sac, le dépose devant la porte, mets le mot en évidence, sonne et court se dissimuler.

La maison s’éclaire, la porte s’ouvre et Françoise apparaît sur le perron. Le cœur du fuyard bat la chamade, il voudrait tant la serrer dans ses bras mais refuse de la mettre en péril. Elle jette des regards alentour et parcoure le morceau de papier. Elle se précipite dans la rue déserte laissant le messager frustré. Elle remonte et ouvre prudemment le sac qu’elle referme d’un geste brusque et le traîne dans l’entrée. Ronan s’esquive sans bruit.

Il roule sans idée de destination. Sa vie est une impasse dont les murs démesurés sont ornés de barbelés mais il n’a jamais éprouvé une telle satisfaction. Peu importe ce que lui réserve l’avenir. Il n’en a pas et est serein. Il est confiant que Françoise gardera le trésor, qu’elle en fera bonne usage et de façon discrète. Il est enfin capable de subvenir aux besoins de sa famille. Il est gonflé d’orgueil comme le monsieur cramoisi du petit prince.

En traversant un village à l’aube, des policiers matinaux le dévisagent et s’emparent de leur radio. Il est repéré. Il accélère, les pneus crissent, la route défile, il se sent léger. Un pont se présente et Ronan aperçoit des véhicules de police au bout. Il sait que d’autres ne devraient pas tarder à se présenter derrière lui. Il s’arrête à mi-chemin. Lentement, il sort de la voiture, enjambe la balustrade et reste un moment, le corps en suspens dans le vide, les bras dans le dos cramponnés à la barrière.

La rivière en contrebas polie les pierres inlassablement, imperturbable. Le fracas de l’eau se faufilant parmi la roche résonne dans les tympans de Ronan. Il hésite, et bientôt, un large sourire lui illumine le visage, il lève les yeux et se dit : « C’est la première fois ! C’est la première fois que je suis libre, que je suis heureux, que je maîtrise mon destin ! »

Il prend son envol.                               

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