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1.

Le réveil sonne, sept heures, la journée commence. J’entends la pluie battre, violemment tourmentée par les rafales matinales. Aujourd’hui est différent, j’ai un nœud dans l’estomac. Ce matin, nous mettons en application nos semaines de discussions. Isabelle dort encore, ignorant la tempête et l’alarme insupportable de mon réveil. J’aime ce don qu’elle a à s’isoler dans son monde. Elle n’entendra plus mon alarme. Je quitte la maison tout à l’heure. Je quitte Isabelle aujourd’hui, ou devrais-je dire, nous nous quittons ? Cette décision a été prise d’un commun accord…

En descendant les escaliers, je regarde chacun des tableaux, je ne les voyais plus dernièrement. Chaque objet dans la cuisine attire mon regard. Je m’imprègne de leur emplacement. Des images m’apparaissent, souvenirs de nos voyages, un dessous de plat africain, la théière marocaine, j’avais fermé cette partie de ma mémoire ces derniers mois, mon estomac se serre davantage.

Je prépare le petit déjeuner, le dernier que nous partagerons. Ce geste va me manquer sans doute. Trois ans, c’est une longue période pour moi. Il paraît que l’on met autant de temps à oublier quelqu’un que le temps que nous avons passé ensemble. Trois ans de souvenirs m’attendent, trois années de nostalgie à venir. Je me persuade que c’est un choix.

Isabelle descend. Son visage exprime la même confusion de sentiments que moi. Un mélange d’anxiété, de tristesse et d’apaisement. Je vis intensément chacun de ses mouvements. J’aime certaines de ses manières et d’autres m’horripilent au plus haut point, une attitude de vie de couple je présume. Sa présence encore endormie me touche particulièrement ce matin. C’est étonnant comme on oublie de faire attention après quelques mois.

Nous ne parlons pas. Nos regards se croisent rapidement, esquissent un sourire gêné et se concentrent de nouveau sur la fumée opaque du café. Les bruits de vaisselle sont amplifiés par l’atmosphère tendue. Je n’y tiens plus et tente une conversation qui se noie dans le banal :

-Tu as bien dormi ?

-Oui et non, un sommeil agité…

-Tu euh, tu te souviens de tes rêves ?

-Je ne veux pas en parler ce matin. Notre intimité s’achève dans quelques minutes. Ne compliquons pas les choses.

-Tu as sans doute raison.

-Merci pour le petit déj, ton café, toujours aussi bon…

-Avec plaisir () bon, je vais me préparer…

J’ai cru entendre un sanglot en remontant à l’étage, probablement mon imagination. Mais mes yeux sont humides. Je ne suis pas sûr de pouvoir prononcer « au revoir » tout à l’heure. Ma gorge est serrée, sèche, j’ai envie d’une cigarette, mes pensées se brouillent. Je ne dois rien montrer et respire profondément cherchant à maîtriser mes sentiments.

Il est l’heure, j’ai de la route à faire, mon reportage à finaliser. Je descends avec mon carton et mon sac. Toute ma vie qui tient dans ces deux malheureux contenants :

-Voilà j’y vais, dis-je en m’éclaircissant la voix.

-oui murmure-t-elle

-Prends soin de toi

-Toi aussi… et euh, Jaouen, c’était bien de partager ma vie avec toi. Ses yeux s’emplissent de larmes.

-Pour moi aussi… j’y vais, je ne veux pas trainer.- Mes pensées fusent, et je ne veux pas craquer-.

-Bonne route et … sa voix s’enraille

-D’accord, bonne route à toi aussi.

Je monte dans la voiture et m’éloigne doucement, les yeux rivés sur le rétroviseur, la vision trouble de mon chagrin. Elle reste sur le perron, un rideau de pluie dégouline du toit. Sa main s’agite dans un mouvement timide. Je ne distingue plus son visage. Je tourne le coin de la rue et laisse une larme que je ne peux plus contenir couler le long de ma joue. Une larme chaude, elle reste en suspend sous ma mâchoire. Elle tombe et se dissout dans le tissu de mon pantalon. Je veux que ce soit la dernière. Je cloisonne mon passé, regarde devant moi et tente de concentrer mes pensées vers l’avenir.

Isabelle

Isabelle rentre dans la maison vide. Elle sanglote doucement. Elle prend soudainement conscience que Jaouen ne sera plus là avec elle. Chaque endroit, chaque objet lui alourdis le cœur. Cette maison était la leur. Dans trois semaines, elle doit déménager. Elle ne se sent pas de passer tout ce temps seule dans son souvenir.

C’est aujourd’hui sa dernière journée à l’agence touristique. Elle organise un pot d’adieu, comme le veut la tradition. Elle a envie d’annuler, de rester seule, loin de tout contact. On va lui demander quels sont ses projets. On va lui demander à propos de Jaouen, s’il va la suivre à Paris. Elle n’a pas envie de raconter.

Un sourire se dessine sur son visage. Paris, elle y sera dans quelques heures, ce soir, chez sa copine Corinne. Une soirée entre filles est prévue. Un court instant, la joie du célibat remplace la nostalgie puis cette photo sur la commode la ramène à la réalité. Elle se lève, retourne le cadre, et monte se préparer.

Lorsqu’elle sort, la pluie a cessé et le bitume fume à la chaleur du soleil. Elle décide de se rendre à l’agence à pieds. Elle se libère doucement, pense à ses tableaux, à ceux qu’elle a envie de réaliser. Elle se projette dans le monde artistique parisien. Corinne connaît beaucoup de monde et a offert de l’aider, de l’introduire dans le milieu.

Elle a hâte maintenant. Elle va honorer cette dernière journée et tirer un trait sur son histoire passée. Elle a envie de voir la porte du train se fermer et l’emmener vers sa nouvelle vie.

 

 

 

2.

J’ai roulé toute la journée, égaré dans mes pensées. J’ai versé quelques larmes, j’ai ressenti une excitation profonde, tous types de sentiments m’ont traversé aujourd’hui.

J’ai beaucoup repensé à mon séjour en Angleterre. J’ai presque terminé le rapport. Je dois le rendre la semaine prochaine, c’est un peu angoissant. Je n’apporte pas les réponses souhaitées sur ces phénomènes étranges que sont les agroglyphes. Les propriétaires terriens que j’ai rencontrés dans le Wiltshire étaient tous excédés par les vagues de touristes qui viennent régulièrement piétiner leurs champs. Pour eux, toutes ces formes ne sont que des canulars. Des jeunes qui s’emmerdent dans la campagne et occupent leurs nuits d’ivresse à détruire les plantations sous des prétextes humoristiques déplacés. Ils n’y voient aucun travail artistique et encore moins de manifestations extra-terrestres.

Stonehenge m’a particulièrement touché. J’ai ressenti une force, une énergie, une vibration qui émanait de la terre. Je suis persuadé que ces pierres ont un lien avec les cercles de culture. Les anciens avaient une sensibilité différente, ils avaient compris quelque chose que nous nous efforçons d’ignorer.

J’ai eu la chance de rencontrer une femme tout de même. Elle a voué les vingt dernières années à tenter de déchiffrer et comprendre ces œuvres d’art. Elle est en relation avec des météorologues, des scientifiques, des ufologues et elle certifie que parmi les formes, certaines sont authentiques, c'est-à-dire, d’origine inconnue.

Je me contente de relater les faits, mais j’ai aimé cette femme et ses convictions. Autant d’aplomb fait du bien. J’ai envie de lui faire confiance. Au fond de moi, je partage ses croyances et souhaite tellement apporter ou découvrir des preuves sur ces phénomènes.

Quelques heures que je roule, je vais faire une pause avant la nuit. Je ne suis plus très loin de chez Jacques, trois heures tout au plus. J’ai besoin d’un café, j’ai besoin de me dégourdir les jambes. Ca va être bon de retrouver l’ambiance du Sud, ses terrasses, sa chaleur. Cette semaine hors du temps devrait m’apaiser et m’aider à structurer mon esprit dans cette nouvelle vie que j’entame.

Isabelle

Isabelle a passé une longue journée. Le pot d’adieu n’en finissait plus. Elle voulait disparaître, se soustraire à ces discussions dénuées d’intérêt.

Elle a quitté assez tôt puis est passée rapidement chez elle prendre ses affaires. Avant de partir, elle est restée un long moment sur le palier, la main sur la poignée, puis d’un geste décidé, elle a verrouillé la porte. Elle emporte des vêtements pour trois semaines. Elle ne reviendra que pour le déménagement. Elle a prévenu Corinne qui se fait une joie de l’accueillir. Elle est invitée à rester aussi longtemps qu’elle le désire.

Elle a un peu d’avance à la gare et ère sur le quai. Des hommes la regardent, c’est une belle femme, élancée, les cheveux longs et fins, des yeux sombres très expressifs. Il y avait longtemps qu’elle  n’avait plus fait attention aux regards des hommes. Elle éprouve une certaine satisfaction à être dévisagée ainsi.

Le train arrive, elle prend place coté fenêtre. Elle a envie de rêvasser en regardant la France défiler. Le train s’ébranle, la gare disparaît de sa vue, son cœur s’allège, une page se tourne. Ce soir, elle fêtera dignement ce nouveau cahier ouvert.

3.

Je reprends la route. Cet arrêt fut salutaire. Les couleurs de la fin de journée sont somptueuses. J’ai envie de voir les lumières sur la campagne et décide de sortir de l’autoroute pour terminer le voyage.

Je pense à Isabelle, elle doit arriver à Paris maintenant. Je chasse cette image et tente de m’efforcer de ne plus penser à elle.

Je regarde autour de moi, des champs à perte de vue et la route qui s’étale, droite, suivant un relief vallonnée, illuminé par le soleil déjà bien bas.

Du haut d’une butte, j’aperçois une forme étrange dans le champ en contrebas. Je m’arrête au bord de la route, sors de la voiture et m’enfonce dans le blé. Le blé chante au rythme du vent et se colorent de reflets éphémères. En arrivant proche de la forme, je suis stupéfait. Un agroglyphe ! Ici, en France, sur ma route et il semble que je sois le premier à le découvrir.

La forme dessinée est relativement simple. Qu’importe, je cours attraper mon appareil photo et reviens mitrailler le phénomène jusqu’à la tombée de la nuit. Je vibre d’excitation. Il y a deux ronds parfaits. Chacun contient une spirale inversée l’une par rapport à l’autre. Les deux cercles sont reliés par des lignes qui se croisent, formant ainsi le sigle de l’infini. A chaque extrémité du sigle se trouve un autre petit cercle. J’en fais un dessin et rejoint le véhicule. Quelle vaine ! Je vais pouvoir ajouter une partie à mon reportage !

Lorsque je referme la portière, il fait un noir dense et la route est totalement déserte.

Je conduis doucement, intrigué par ma découverte. J’allume la radio dans l’espoir d’entendre une chaîne locale qui parlerait de cette formation. Je tombe sur « since I’ve been loving you » de Led Zeppelin. Un grand moment de bonheur ! Je monte le son et chante à tue-tête paroles et solos de guitare.

Au beau milieu d’un rif que seul Led Zep peut créer, la radio se brouille, anéantissant mon extase brutalement et un rond-point gigantesque apparaît dans la lueur blafarde de mes phares. Il ne me semble pas avoir vu de panneau l’indiquant. Je m’arrête, baisse le volume du grésillement et sors de la voiture. Un silence pesant règne dans la campagne. Aucune lumière alentour et une colline démesurée se dresse au centre du rond-point. Je ne vois aucune signalisation et considère qu’il a été terminé récemment d’où l’absence de panneau.

Un gros insecte bruyant sort de nulle part et vient battre des ailes sur mon oreille, dans mes cheveux. Je hais les insectes. Je fais de grands mouvements de bras, cours en cercle, rentre dans la voiture et claque la portière. L’insecte tambourine un instant sur la vitre. Il m’énerve et je le nargue un peu. Je passe la première et m’engage sur l’anneau mystérieux.

 

Isabelle

La soirée s’annonce exceptionnelle. Corinne l’attendait sur le quai, les embrassades lui ont réchauffé le cœur. Corinne a donné rendez-vous à deux amies chez elle. Toutes les trois ont organisé une fête rien que pour Isabelle. Elle est touchée et parvient à mettre de coté les images de Jaouen qui se bousculent dans sa tête.

Quelques verres arrosés de rigolades précèdent le rituel de préparation : maquillage, choix des vêtements et critiques ouvertes sur le comportement des hommes à leur égard. Isabelle est heureuse de la tournure de la situation. Elle va profiter pleinement de ce moment partagé, de ces retrouvailles pour une folle nuit parisienne.

Jaouen restera toujours une personne capitale de sa vie. Elle sait que le temps fera d’eux des confidents. Elle est en droit de l’espérer considérant les adieux émouvants de ce matin. Elle sait aussi que les premières semaines seront dures, voire les premiers mois, mais elle se sent en accord avec ce choix. Elle a besoin de son indépendance aujourd’hui, d’être libre de tout mouvement, d’être disponible pour sa nouvelle aventure.

Les filles sont prêtes. Un dernier coup d’œil dans la glace, tout est en place. L’apéritif commence à monter doucement. Isabelle se laisse happer dans un monde d’artifice que l’alcool va colorer un peu plus chaque minute de leur virée. Corinne claque la porte, la folie peut commencer, les rues sont animées et une atmosphère festive émane des passants et des pubs bruyants.

La première « escale » est au Cercle Pub dans la rue de la soif. Isabelle rit aux éclats. Les quatre copines sont hilares. Des hommes alentours se tournent régulièrement vers leur table, le sourire aux lèvres. Ces filles ont une joie de vivre communicative qui attire tous les regards.

Des verres arrivent sur leur table. Dans un chuchotement, le serveur montre du doigt d’où provient la tournée offerte. Isabelle envoie des sourires charmeurs mais elle veut que cette soirée reste entre femmes. Les échanges se cantonnent donc à quelques coups d’œil et provoquent une hilarité générale et moqueuse à l’égard de ces gentlemen alcooliques.

Les yeux rouges et humides de joie, les filles se lèvent, constatent que l’alcool les enivrent déjà et rient aux gargouillements de leurs estomacs. Elles quittent le pub, suivies du regard déçu des généreux en mal de compagnie.

 

4.

Dans la nuit opaque, je n’avais pas pris conscience des dimensions de la colline. La route se perd devant moi et les deux voies sont tristement vides. Je roule prudemment. Je plisse les yeux et scrute l’obscurité à la recherche d’une sortie, d’une indication. J’entrouvre les vitres. Un mur de silence et d’absence se dresse sur ma droite et à ma gauche, une montagne dont je dois faire le tour. J’ai le sentiment que la colline a poussé.

Je repense à ma découverte et me laisse absorber dans des rêveries paranormales. Cette forme m’était-elle destinée ? J’essaie d’adopter le comportement de la Femme Anglaise que j’ai rencontré. J’essaie de déchiffrer le sigle que j’ai vu. Deux cercles avec spirale … Isabelle et moi … Le signe de l’infini qui englobe ces deux ronds …

Je sors brutalement de mon rêve. Un gros papillon, encore, vient de percuter le pare-brise. Son sang visqueux le colle sur le verre. Il continue de battre des ailes, un bruit terrible résonne dans la voiture. J’actionne les essuie-glaces, l’insecte est éjecté. Je regarde la route, il y a maintenant trois voies. Je n’ai pas vu apparaître cette nouvelle ligne blanche au sol. J’ai un pincement étrange au cœur.

Je rallume la radio et fais le tour du tuner. Aucune mélodie et toujours ce grésillement intense. Besoin de me changer les idées, j’attrape un CD dans la boîte à gants. Je l’introduis dans le mange disque. Le pincement se fait plus fort : « Since I’ve been loving you » Led Zeppelin encore. Je passe au morceau deux, puis trois, puis quatre, il n’y a que ce morceau sur le disque. Je n’ai plus le cœur à chanter, j’ai la gorge sèche, j’éteins la radio et fixe la route.

Une angoisse commence à m’envahir. Je prends le téléphone. Je souhaite que Jacques me confirme que je suis sur la bonne route, que la voie a été récemment modifiée. Aucun réseau. Je compose le numéro malgré tout et appuie sur appel. Le téléphone reste muet. Dans un geste d’agacement je le jette au pied du passager absent, trop fort, les pièces se répandent sur la moquette.

La route continue de tourner. Je commence à douter de ma vue. Une nouvelle voie est apparue et toujours pas d’issu, pas de véhicule, pas âme qui vive, si ce n’est quelques insectes qui s’écrasent régulièrement  sur le pare-choc.

L’irréalité de ma situation me perturbe. Je m’arrête sur le coté et sors de la voiture. Le silence est pesant. Je ne distingue rien. Ma vue est limité à quelques mètres. Un brouillard dense s’est répandu au-dessus de l’asphalte. Je pense à faire demi-tour mais la sécurité me l’interdit. Je remonte et repart doucement. Il y a maintenant cinq voies au sol, marqué de lignes blanches sinistres. La panique me submerge. Le voyant d’essence s’allume, je n’ai que quelques kilomètres d’autonomie.

Isabelle

Le restaurant choisi par Corinne est une merveille. Le repas est d’une délicatesse extrême. Les assiettes de type « nouvelle cuisine » s’enchainent procurant autant de plaisir visuel que gustatif. Isabelle savoure. Elle laisse les aliments fondre sur son palais, appréciant une explosion de saveurs fines qui lui enivrent les sens. Les bouteilles de vin sélectionnées avec soin défilent sur la table. Isabelle vogue dans des vapeurs de bien-être.

Peu avant le dessert, elle se rend aux toilettes pour réajuster son maquillage, s’assurer que ces vêtements sont toujours en place, qu’ils ne soient pas souiller de tâches embarrassantes.

Elle s’appuie sur le lavabo un moment. Son regard se perd sur l’eau formant un siphon et qui disparaît dans les méandres de tuyauteries. Le mouvement circulaire entraîne ses pensées. Elle a beaucoup bu. Elle voudrait que Jaouen la serre dans ses bras, lui disent qu’ils empruntent un mauvais chemin, que la route qu’ils ont tracé ensemble ne se termine pas en impasse. Il existe forcément une ruelle qui s’en échappe. Ils seront sérés, certes, mais cette ruelle doit donner accès à une voie plus conséquente.

Elle chasse cette idée rapidement. Elle se regarde dans le miroir, s’offre un large sourire marqué de nostalgie et retourne à table, les trois filles la regardent :

-Mais oui tu es belle ! lui dit Corinne.

-Belle et la vie devant toi, renchérit Coralie.

-Ne vous inquiétez pas pour moi les filles. Tout va bien merci, complète Isabelle.

-Je ne m’inquiète pas, je veux que tu te lâches ce soir, que tu laisses Jaouen dans son aventure et que tu vives la tienne !

-C’est ce que je fais, je n’ai pas le sentiment d’être nostalgique et après tout, ça ne fait jamais que douze heures que je l’ai quitté.

-Tu as raison, viens assieds-toi. Ils nous ont servis le digeo maison ! Attention, ça décoiffe !

-Oh non ! Je viens juste de me refaire une beauté dit Isabelle arborant un sourire timide. Allez Salute, et que la vie nous offre ses plus belles routes !

Les quatre verres avalés d’une traite claquent en même temps sur la table. Les quatre femmes esquissent une moue de souffrance, et tapent des mains sur les cuisses. Corinne dans un geste enjoué fait signe pour que l’on remplisse les verres de nouveau.

L’heure de pénétrer les profondeurs nocturnes parisiennes approche. Les filles quittent le restaurant. La prochaine étape devrait les conduire jusqu’au bout de la nuit. Elles montent dans un taxi. Les discussions sont joyeuses, teintées d’alcool. La piste de danse est proche. Isabelle a hâte de s’évader au son puissant underground, un monde qu’elle n’a plus fréquenté depuis de nombreuses années.

5.

Un sentiment gênant s’est répandu en moi. Où est Isabelle maintenant ? Je regarde ma montre. Les aiguilles sont arrêtées. Le temps est figé. Que fait-elle maintenant ? Connaissant Corinne, elles sont probablement en train d’écumer les bars. J’ai mal de l’imaginer assailli de regards d’homme se délectant les yeux sur son corps délicat.

Toujours ce noir autour. Je ne vois plus la colline. Je ne vois plus les limites de l’asphalte. Je me trouve sur une gigantesque surface goudronnée, des lignes serpentent sans commencement ni fin. Je ne distingue même plus si elles sont parallèles, si elles se croisent. A chaque clignement d’œil, le sigle de l’infini m’apparaît sur les paupières. Les pierres de Stonehenge me reviennent en mémoire, leur alignement confus. Ces lignes se mélangent aux formations dans mon esprit.

Mon cœur fait un bon ! Le moteur vient de tousser. La voiture accuse quelques soubresauts. Je pompe sur la pédale, le moteur s’arrête. J’enfonce l’embrayage dans l’espoir de gagner quelques mètres. L’espoir, une notion qui s’éloigne. Le véhicule s’immobilise.

J’appuie ma tête sur le volant, ferme les yeux, mes oreilles bourdonnent d’une telle absence de son. J’ai des picotements dans le nez. Ils annoncent ces larmes que je laisse couler. Elles sont chaudes sur mon visage, un petit réconfort dans ma détresse.

Je sors du véhicule. Inutile de regarder autour, je sais, du noir à perte de vue. Je lève les yeux, le brouillard s’est dissipé, laissant apparaître un ciel tapis d’étoiles. Elles bougent, créent des formes. Il me semble voir le cercle de culture découvert en fin de journée, puis se dessine le visage d’Isabelle, ses cheveux volant dans la petite brise fraîche. Elles se mélangent soudainement, certaines filantes, d’autres statiques. Je pleure à grosses larmes. L’absurdité de ma séparation me broie le cœur. Je ne peux pas vivre sans elle. Tout, ce soir, me le confirme. C’était enfoui dans un coin de mon cerveau. J’ai voulu jouer les caïds, le dur solitaire, pas besoin de femme… Des envies d’adolescents m’ont gagné. J’aspirais à des fêtes entre potes, retrouver les joies de la défonce et me retrouve dans un cercle infini, sinistre et désert. Les insectes ne me gênent plus. Ils doivent le sentir et ne s’approchent plus de moi.

J’attrape mon paquet de cigarettes. Je m’assieds sur le capot, pose le talon sur le pare-choc. Un bruit visqueux, un gros papillon vient d’exploser sous mon talon. Je m’en fous. J’allume un clop, admire le bout incandescent, écoute le grésillement, seul son que j’entends. Un ballet d’insectes danse dans la lueur mourante de mes phares.

J’ai perdu la notion de temps. Je finis mon paquet, absorbé par le souvenir d’Isabelle, par ces phénomènes paranormaux que j’étudiais. Plus rien n’a de sens. Quelle réaction adopter ? Les phares tournent à l’orangé et meurent dans un cliquetis sinistre. La voiture n’est plus qu’un tas de ferraille et plastique inutile.

J’ai souvent entendu qu’il ne fallait jamais baisser les bras. Aussi, malgré ma détresse, j’attrape ma veste, la jette sur mon épaule et commence à marcher, à contre sens. Quelques heures en voiture, combien de temps à pied pour sortir ? Question désuète. Je cherche l’abandon de mes forces. Je ne veux plus penser. Quelques images joyeuses me pénètrent, je les savoure, je tente de les conserver un moment.

La fatigue est forte, elle me gagne. Probablement pas loin de vingt quatre heures que j’ai quitté la maison. Je lutte pour ne pas dormir, j’ai la tête lourde. J’abandonne.

Deux lignes se croisent au sol. Cette marque est pour moi. Je m’arrête et m’allonge sur la croix. C’est ici que finis mon chemin. C’est ici que j’y mets un terme.

Sur le dos, les yeux au ciel, la tête me tourne, fait danser les étoiles, je me laisse gagner par le sommeil. Ma route s’achève ici, seul et empli de remords, de regrets…

Isabelle

La piste de danse est surchargée. Isabelle est en sueur, les yeux mi-clos dans une transe euphorique. Elle se déchaine. Un groupe s’est formé autour d’elle, des hommes et des femmes se relaient pour danser à ses cotés. Les spots éclairent son sourire indélébile. Elle voyage sur une autre planète portée par son ivresse.

Elle a soudain un terrible pincement au cœur et l’image de Jaouen s’impose à elle. Un visage flou, lointain, semble hurler à la mort. Des serpents et quantité d’insectes tournoient autour, se rapprochent, menacent de pénétrer le visage.

Elle s’arrête, sort, titubante, et se rend au vestiaire prendre son téléphone. Un besoin irrépressible de l’appeler la démange. L’appel finit invariablement sur le répondeur, sans prendre le temps de sonner. L’inquiétude se renforce étrangement. Elle la chasse rapidement. Elle célèbre ce soir et se souciera de son ex quand il fera jour. Et pour occulter les images insistantes, elle retourne sur la piste, les yeux au sol. Des pieds s’agitent autour d’elle, des corps la frottent. Elle lève les yeux et souri a Corinne qui tient deux verres devant elle.

Isabelle contemple la Vodka apportée. Elle l’ingurgite d’une traite, fait mine de repartir danser et s’affale de tout son poids sur le sol crasseux et collant de la discothèque. Les trois amies se ruent sur elle, et tentent de la relever. Elle n’est qu’une masse inerte, abandonnée. Son corps est transporté à l’extérieur. Un attroupement se forme, certains se prétendent médecin et demandent que l’on s’éloigne.  Après quelques claques, elle ouvre les yeux brutalement, hurle le prénom de Jaouen, vomis ses tripes sur le pavé froid, et retombe dans un coma profond.

6.

Je reprends conscience. Je suis mouillé, je suis vivant, il fait jour. Je suis couvert d’insectes. Les brins de blé se dandinent doucement, émettent un léger sifflement. Le soleil me tape le visage, me réchauffe les sens.

Engourdi, je fais un mouvement, mon corps répond à mes ordres. Où suis-je ? Je me lève et vacille. Un trou noir m’atteint le cerveau et me brouille la vue. Il s’atténue, je fais un tour sur moi-même, le champ d’un coté et un route le borde. Ma voiture y est arrêtée, la portière est ouverte. Mon téléphone est en pièces à mes pieds. Je suis au centre d’une formation dans le blé, celle que j’ai découverte hier. Je me trouve à l’intersection du signe de l’infini.

Un nœud me tiraille l’estomac. Je pense à Isabelle. Elle a besoin de moi, j’en suis sur. Je ramasse ma veste au sol, cherche mes cigarettes dans la poche. Le paquet est vide.

Je m’approche de la voiture. Des mégots jonchent le bitume. Un gros papillon est écrasé sur le pare-choc. Des bribes de souvenirs me parviennent. Je tente d’élucider en prenant place derrière le volant. Mes pensées restent confuses, inquiétantes. La clé est sur le contact. Je la tourne. Rien. La batterie est morte. L’angoisse revient mêlant ma personne et des images du visage d’Isabelle.

Je ne veux plus aller chez Jacques. Je veux aller à Paris. Je veux voir Isabelle, m’assurer qu’elle se porte bien. Je ne peux retenir les doutes qui m’assaillent.

Afin d’éviter toutes explications à l’homme qui m’a pris en stop, je prétexte une simple panne d’essence et donc l’obligation de dormir sur place. Je demande à être déposé à la gare la plus proche. Le chauffeur s’étonne. Je fais une découverte étrange, des spécialistes devraient venir et je ne souhaite pas rester et revendiquer ma trouvaille. Je reste silencieux. Je suis fatigué et obnubilé par un visage.

Le trajet en train me semble éternel. J’ai abandonné ma voiture sur le bas-côté. Je ne m’en soucie pas. Je la retrouverai et quand bien même, quelle importance ?

Quand Corinne ouvre la porte, elle a les yeux rouges. Elle ne semble pas surprise de me voir, débrailler, tâcher de terre et les cheveux hirsutes :

-Comment sais-tu ? me demande-t-elle.

-Comment sais-je quoi ? Je réponds emprunt de panique.

-Isabelle est à l’hôpital. Elle a perdu la mémoire, jusqu’à son prénom. Elle semble ne connaître plus qu’un seul mot.

-A l’hôpital !? Que s’est-il passé ? Quel est le mot ?

-Jaouen.

Corinne me raconte la soirée de la veille alors que le taxi se faufile dans le trafic vers l’hôpital Saint Anne. Je reste discret quant à mon expérience. Elle ne pose pas de questions. Elle est désorienté et se concentre à contenir ses larmes.

Nous arrivons. Le visage d’Isabelle m’effraie. Elle a les yeux hagards, fixe un point imaginaire au plafond. Je m’approche et lui parle doucement. Je souhaite la réconforter. Je suis maladroit, je ne suis pas sensé être là. Elle n’a aucune réaction. Elle reste dans un univers lointain. C’est Jaouen lui dis-je. En entendant ce mot, elle me regarde, je tremble, un regard vide, sans curiosité, sans vie, triste. Elle détourne les yeux pour rejoindre le plafond. Elle reste immobile. Je repousse un sanglot qui me glace le sang. J’ai la gorge sèche, envie d’une cigarette.

Le médecin m’accompagne dehors. Il est très évasif et embarrassé. Il n’a pas d’explication à fournir. Dans une tentative d’espoir, il me dit que si je suis le Jaouen dont elle parle, alors, je suis le seul à pouvoir la ramener doucement. Combien de temps ? Il baisse le regard et hausse les épaules.

Le ciel s’est assombri, une pluie fine humidifie l’atmosphère. Corinne rentre chez elle, besoin de dormir me dit-elle. Le sommeil, j’ai le sentiment que jamais plus je ne connaitrais cette sensation. Je vais rester aux cotés d’Isabelle, lui parler de temps à autre, la regarder, lui tenir les mains, implorer le ciel de me venir en aide. Je ne la quitterai plus. Je vais attendre.

Ma place est auprès d’elle.

FIN.

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