Serge est né, a vécu et vit toujours dans un petit archipel du pacifique regroupant cinq îles toutes plus paradisiaques les unes que les autres. Sur son bout de terre, les enfants passent d’une famille à une autre, ils sont tous considérés comme frères et sœurs, et prennent soin les uns des autres. Notre monde moderne leur est lointain. En dépits d’une certaine présence militaire américaine, ils se nourrissent de chasse, de pêche, de culture, de couchers de soleil et de la douceur de vivre tout au long de l’année.
Serge s’est très vite marginalisé par une capacité à passer ses journées entières inactif et contemplatif. Il avait choisi un arbre à pain de la famille des Artocarpus pour se protéger du soleil et profiter pleinement du temps qui passe en bougeant le moins possible. Il admirait l’océan, s’amusait des rires d’enfants, s’étonnait de tant d’agitation chez les adultes, mais avait toujours dans les yeux une lueur brillante et joyeuse.
Un matin, émergeant d’un sommeil rêveur, il sentit des picotements dans la paume de sa main gauche. Un bourgeon y était apparu durant la nuit et il le contempla, ne prêtant plus attention alentour. De légères striures bleutées émanaient de la pousse et au terme de la journée, avaient gagnées l’intégralité de sa paume. A la nuit tombée, il se rendormit sous un tapis d’étoiles, l’esprit accaparé par cette étrangeté nouvelle.
Plusieurs jours s’écoulèrent, les lignes bleues avaient envahi le dos de sa main et une brindille de quelques centimètres se dressait fièrement dans sa paume.
Une autre nuit douce et somptueuse régna sur le village. Serge dormait, comme à son habitude, appuyé sur l’arbre à pain, la main posée à terre, la paume admirant la voie lactée imposante.
Au réveil, sans surprise, il découvrit que sa main avait pris racine et il ne pouvait, désormais, plus la soulever. Le petit arbre grandissait. Ne voulant pas épuiser Serge, il avait décidé de rejoindre la terre afin de satisfaire son besoin vital et naturel. Loin d’être paniqué, Serge éprouva immédiatement un amour inconsidéré pour son nouveau moi. Ses yeux exprimaient autant de tendresse qu’une mère découvrant son nouveau né.
L’arbre grandissait de jour en jour et serge en prenait le plus grand soin. Il retirait les insectes, lui offrait de l’eau, et le grattait gentiment du bout de ses doigts encore libres de leurs mouvements. Il se sentait d’autant mieux qu’il détenait maintenant une raison irréfutable pour se prélasser, allongé, nuit et jour et semaine après semaine.
Les villageois eurent un instant de panique à la naissance de l’arbre. Certains voulaient l’arracher, d’autres proposaient de trancher le poignet de Serge et lui trouver une activité. Puis voyant le bonheur constamment affiché sur son visage, ils ne purent qu’approuver. Un petit groupe se relayait pour nourrir et tenir compagnie au nouvel homme-arbre du village.
Mois et années passèrent, l’arbre donnait de gros fruits juteux, particulièrement appréciés des habitants de l’île. Un troc s’établissait : nourrir et hydrater Serge en échange des fruits, des feuilles, de la sève, de l’écorce, qui avaient développés des vertus étonnement adaptées au corps humain. Des masques de beautés, des crèmes hydratantes, des lotions miracles, d’autres rigolotes, un nombre incalculable de produits avait été créé en utilisant toutes les ressources de l’homme-arbre.
Serge était un homme comblé. Sa marginalité abreuvait aujourd’hui le village de milles bienfaits naturels et chacun le saluait d’un large sourire omniprésent. Bien qu’il n’ait jamais eu d’ambition, il se sentait le cœur léger du bonheur qu’il procurait.
L’île, sous tutelle Américaine, devait subir un lifting complet pour répondre à la demande croissante du tourisme mondial. Malheureusement, Serge se trouvait sur un lopin de terre qui appartenait désormais à un certain Ronald Mc Donald. De nombreux représentant, tout de pingouin habillé, se rendaient auprès de lui, tournant autour du pot, n’ayant pas le courage de lui annoncer froidement que son arbre devait être abattu, ce qui sous-entendait la perte de sa main. Serge conservait son sourire, faisait mine de ne pas comprendre, mais avec un minimum de sentiments humains, nous pouvions déceler une panique certaine consciencieusement refoulée.
Un pingouin parmi les pingouins avait ressenti un pincement au cœur face à cette étrangeté et s’était mis en tête de sauver cette merveille de la nature. Issu d’une grande famille de commerçant, il décela immédiatement le potentiel pécunier des produits dérivés de l’arbre. Quelques heures lui suffirent pour convaincre l’ensemble des membres du conseil du village ; le gentil pingouin s’occuperait de toute la partie commerciale, la machine était lancée.
Chacun des habitants se mit à fabriquer les produits, de jolies emballages étaient fournis et bientôt, les élixirs de l’homme-arbre se répandaient de Tokyo à Los Angeles en passant par Paris, Londres, New-York ou encore Rome. La production étant réduite, les potions se vendaient à prix d’or.
Pendant que les multinationales cherchaient un moyen, dans le respect des droits de l’homme, de se débarrasser de Serge, Le village avait amassé suffisamment de deniers pour racheter la parcelle de terre et empêcher "l’enseigne grasse" de prendre racine dans ce petit coin de paradis. Sans burger surfait, pas de touriste, nombre de projets furent abolis et la petite entreprise finit par racheter l’île entière. Les 4 autres îles furent malheureusement envahies de bâtiments récents aux enseignes toutes plus glamour les unes que les autres : Club Med, Ibis, Hilton etc …
L’île à l’Homme-Arbre fut, quant à elle, déclarée Richesse du Monde. L’activité commerciale cessa. Un accord fut établi. Le gentil pingouin gardait le reste des recettes engendrées. Serge et ses compagnons pouvaient à nouveau jouir de leur vie paisible imprégnée de nature et joies simples. Un coucher de soleil extraordinaire aux couleurs Or et pastelles mit un terme à cette histoire.